Clairs Obscurs, Andy Neyrotti, 2018

CHAPITRE IV / LES CLAIRS-OBSCURS

Les Clairs-Obscurs naissent d’une révélation esthétique. L’artiste, qui procède en 2016 à la numérisation d’un plan-film argentique jamais utilisé auparavant, décide de le développer, de l’agrandir et de le tirer tel quel. Aussi simple que fulgurant, ce procédé bouleversait son univers photographique, jusque-là profondément ancré dans la réalité du quotidien, en créant des images à la beauté étrange, presque métaphysique. A partir d’un simple carré de polyester orange condamné à capturer le réel tel qu’il est, elle allait pouvoir créer des contes visuels teintés de mélancolie, qui rappelleraient les images primitives fixées dans les plaques de verre des pionniers de la photographie, et raviveraient la fascination qu’elles avaient exercée sur leurs contemporains. Trivial en apparence, transitoire de caractère, le plan-film devient là un objet hautement symbolique, une fin en soi, le réceptacle du miracle de la photographie, à savoir l’inscription d’un instant fugace dans l’éternité. Les Clairs-Obscurs allaient donc constituer un axe de recherche à part entière, une nouvelle manière d’appréhender l’image, qui allait suivre deux voies parallèles.
La première l’invitait à revenir aux origines de sa propre histoire, à se plonger plus profondément dans le corpus de ses photographies passées, qui trouveraient dans cette approche formelle un sens nouveau. Les sujets réinvestis concernent alors souvent des lieux intimes, chargés de mémoire, « habités ». C’est le cas des photographies de l’appartement de l’ancien directeur de la Villa Médicis, Richard Peduzzi.

Réalisée en marge de son travail sur Les Natures mortes, la série Villa Peduzzi résulte d’une incursion rapide et discrète dans ces parties privées à l’accès très réservé. Chaque pièce y est imprégnée de la présence du peintre Balthus, un autre ancien directeur de la Villa, qui avait fortement marqué les lieux de son empreinte. L’œil de Véronique Ellena, pressé par le temps, se fait plus spontané, joue d’effets de perspective et de profondeur inédits dans son travail, que ce monument de la Renaissance semblait dicter impérieusement. Elle s’empare des reflets déformants des miroirs et des vitrages qui dédoublent et inversent les intérieurs, préfigurant, sans le savoir, le procédé d’inversion auquel les images seraient soumises quelques années plus tard.
C’est le négatif du Fauteuil de Balthus qui marque le point de départ des Clairs-Obscurs. Le fauteuil inversé, passé de son rouge-corail originel à un vert émeraude, porte la tâche d’une lumière devenue ombre, peut-être la marque fantomatique d’un modèle de Balthus, qui attendrait d’y reprendre un jour la pose… L’artiste découvre à travers cette image le pouvoir de la pensée en négatif : celui de créer un pont entre la réalité et la fiction, entre le passé et le présent, entre les deux côtés d’un miroir à la Lewis Carroll dont Le Passage, peu de temps après, deviendrait une illustration plus parfaite encore. Ces images ouvraient sur un monde nouveau fait de formes, de couleurs et de textures qui renversent le regard et bouleversent les sens, comme dans un rêve.

Les paysages s’invitent alors naturellement dans la recherche des Clairs-Obscurs. Jusque-là figurés, réalistes et charnels, ils deviennent mentaux, plus « atmosphériques » que physiques. Liés encore une fois à son histoire personnelle – des jardins de la Villa Médicis à la cascade de Confolens – ces paysages se transforment en univers fictionnels où tout devient possible. C’est ainsi qu’une forêt du pays d’Ornans, qui convoquerait plus logiquement l’esprit de Gustave Courbet, s’est transformée, au détour d’un titre mystérieux, La japonaise (que l’artiste elle-même ne s’explique pas), en une évanescente peinture sumi-e venue d’un Japon ancestral, convoquant au passage un exotisme géographique auparavant absent de son œuvre.

La seconde voie la menait à dépasser ce principe de réappropriation ou de relecture du passé pour envisager ce nouveau travail comme un véritable outil d’analyse du réel, un alambic permettant d’extraire l’essence même des sujets, de sonder la profondeur mémorielle des lieux, des objets ou des œuvres d’art qui la fascinent. Invitée en 2017 à exposer à la maison de Chateaubriand une sélection de ses paysages, elle envisage très vite de produire des images in situ, qui puiseraient autant à la beauté du parc entourant la maison qu’à ses intérieurs bourgeois marqués par la présence en creux de l’écrivain. Son intérêt se porte rapidement sur un objet particulier exposé au sein des collections permanentes : un lit de repos, devenu indissociable de l’image de Juliette Récamier telle que l’avait fixée Jacques-Louis David en 18007. Il s’agit-là du vrai lit, mis en scène au côté du fameux portrait, mais une copie cette fois. Une histoire de double, une dialectique de l’original et de la copie que l’artiste met en abyme de manière vertigineuse dans l’image négative, qui gagne ici toutes les qualités de la peinture, mais une peinture comme « cosa mentale », qui tend vers l’abstraction par le jeu graphique de couleurs presque phosphorescentes et de textures largement exacerbées par l’inversion des tons.
Visitant l’abbaye d’Hambye, dans le Cotentin, elle photographie une petite pietà médiévale aux formes rudimentaires, mais dont la douceur et la naïveté la touche. Passée aux rayons X – voire au spectromètre de masse – des Clairs-Obscurs, la statuette se dématérialise subtilement, libérant au passage toute la spiritualité qui l’imprègne et constitue son véritable pouvoir d’attraction.

Les Clairs-Obscurs d’Arles
Au musée Réattu enfin, alors qu’elle parcourt le musée dans l’idée de créer des œuvres pensées pour les lieux, c’est à La toilette de Vénus et à La mort d’Alcibiade de Jacques Réattu que Véronique Ellena s’intéresse plus particulièrement. La première, dans sa nudité héroïque, fait écho à une autre Vénus – la Vénus de Milo –, dont l’artiste a photographié une reproduction ancienne à Hyères, où le découvreur de la fameuse statue a fini ses jours. La peinture de Réattu se liait au départ à la réflexion menée sur le nouveau vitrail prévu pour Arles, dont la production avait été lancée en parallèle. Une œuvre de verre et de lumière qui cherchait alors à s’éloigner de la dimension religieuse d’un autre vitrail, celui de la cathédrale de Strasbourg, et qui trouverait dans cette imagerie inspirée des Métamorphoses d’Ovide un sujet particulièrement fécond. C’est en effet à la source de ces poèmes antiques que les vitraux profanes de la Renaissance avait largement puisée et fait naître des chefs-d’œuvre comme la célèbre galerie de Psyché du château de Chantilly… Mais c’est finalement dans le corpus des Clairs-Obscurs que La toilette de Vénus de Véronique Ellena allait trouver sa place, conservant un rapport d’échelle qui allait faire d’elle le double onirique de l’original. Fondue dans un camaïeu de couleurs donnant à la composition une dimension sculpturale, elle ferait aussi écho en loin aux grisailles de Réattu, exposées non loin de là.

Quant à La mort d’Alcibiade de Réattu, peinture abandonnée à la frontière du dessin et de la peinture, double par nature, elle ne pouvait qu’aimanter l’esprit des Clairs-Obscurs. En exploitant l’image négative de cette œuvre inachevée, en la passant de manière radicale de la couleur au noir et blanc – une esthétique à laquelle l’artiste n’était plus revenue depuis les années quatre-vingt – Véronique Ellena dissolvait les derniers lambeaux de matière picturale du tableau pour en exhiber sans pudeur la structure interne, mettant magistralement en valeur le talent de dessinateur du peintre arlésien.
Ainsi Véronique Ellena, qui s’est emparée au cours de sa carrière de tous les genres – le portrait, la nature morte, le paysage, et même timidement le nu académique – explorait là sans le savoir une nouvelle discipline : l’anatomie. Une anatomie au sens figuré, entendue comme un outil d’exploration du réel et de compréhension du monde. En retournant la peau des lieux et des choses – non plus au moyen d’un scalpel ou d’un pinceau, mais bien d’un appareil photographique –, Les Clairs-Obscurs dévoilent leur vérité profonde mais aussi leur part d’ombre. De cette ambivalence naît un sentiment mêlé de fascination et d’inquiétude, un trouble qui étreint le spectateur à la vision de ces images traversées par une onde mystérieuse et indicible.

Andy Neyrotti
Catalogue ‘Véronique Ellena Rétrospective’, Musée Reattu, Arles

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