Christian Lacroix, 2018
Il y a les photos-icônes, miniatures ou monumentales, illustres, forcément intouchables.
Il y a les photos qui se contentent d’être des miroirs de Narcisse en eau peu profonde, si peu profonde qu’elles ne nous touchent pas.
Et puis il y a les photos qui recèlent en-deça de leurs simple apparence, tous les mystères, toutes les mémoires et les émois, tous les sentiments et sensations, les photos dont l’art, pour paraphraser Robert Filliou, rend la vie, peut-être pas « plus », mais au moins « aussi » intéressante que l’art, bien plus vivable en tous cas. Au point de les vouloir auprès de soi comme un accompagnement, quasi apotropaïque, un encouragement, un repos contemplatif fait de foi, de confiance et de sérénité, car elles transcendent ce qu’elles présentent
Et le travail de Véronique Ellena depuis trente ans appartient à cette sorte d’images. Celles qui pénètrent et prolongent le Monde en nous, éveillant les sensibilités endormies, à voix basse et claire, celles qui ouvrent des profondeurs et hauteurs insoupçonnées au-delà de la surface de toutes choses, des plus infimes aux plus colossales. Celles qui gardent sa touche, sa « patte » reconnaissables quels que soient les répertoires qu’elle aborde fûssent-ils les plus divers,. Et cela d’autant plus sincèrement, évidemment, pertinemment que son regard est sans trucage ni pose, Véronique ne fait pas sa « maline », aucun cynisme mais de la malice dans son oeil (qui « frise » même parfois, sourire en coin, sans froid aux yeux) bien-veillant, empathique, simple, limpide. Purement et simplement
Vingt petites années que nous nous sommes rencontrés, un après-midi de canicule rue de Lappe chez ses « passeurs », Alain Gutharc et Avelino Abarca, sa Galerie. « Marrainée » par Agnès de Gouvion-Saint-Cyr sans qui les premières éditions des « Rencontres » n’auraient pas été ce qu’elles sont restées dans nos mémoires. Rencontre/rencontres donc, moi lui offrant un thé-pêche en boite dont la température glacée était le seul attrait, que « Véro » déclina cependant (sourire-moue de souris écoresponsable). C’était la période des « Grands Moments de la Vie » et du « Plus Bel Âge » …!!! On ne saurait mieux dire !!! Car la découverte de ses images ne fut pas anodine, plutôt une re-connaissance, comme un langage commun, une conversation tacite, une lumière délicatement peRçante
Je n’ai jamais eu le goût des signatures immodestes ou insolentes, le plus souvent triviales, insincères, en quelque domaine que ce soit. Je préfère les haïkus, les petites musiques qui ont tout d’un grand air, les vagues à l’âme de dialogues intimes, les embellies d’humilité qui trouvent leur Chemin, intérieur. Et j’ai commencé à suivre la route de Véronique, les petits cailloux sur ce Chemin, d’expositions en expositions, de séries en séries, d’invitations en invitations, de collaborations en collaborations. Coup de foudre pour le « Casque » de Cycliste-Chevalier. Étonnement de la diversité des paysages parcourus, de Rome à Bourg-en-Bresse, de l’éclectisme des expressions : anthropologue, paysagiste, sociologue, naturaliste, archéologue … etc …
Et ainsi nous sommes-nous accompagnés de loin en loin, de proche en proche, elle de ses oeuvres qui sous-tendent les espaces de « mes travaux et de mes jours ». Moi de mon désir de partage, au Musée Reattu en particulier, depuis dix ans, et de ma curiosité, attendant non sans une certaine fébrilité chaque nouvelle page du long catalogue qu’elle déroule en surprenant toujours, ne décevant jamais. Sans doute parce que je trouve au coeur de chacun de ces épisodes l’étonnement indispensable qui m’anime, une belle échappée vers un ailleurs auquel on ne s’attendait pas, que ce soit une impression de littérature, un humble récit personnel, un peu de musique abstraite, un pan d’architecture, de la peinture bien sûr, et même du cinéma parfois !!!…
Nous avons tous beaucoup parlé de son rapport conscient à la peinture. Peinture pré-impressionniste des « Paysages », peinture française du XVIIIéme des « Grands Moments de la Vie », des « Dimanches », peinture hollandaise ou italienne du XVIIéme dans la composition de certains « Supermarchés » ou les superbes « Natures Mortes Villa Peduzzi », peinture médiévale avec les « Petites Mains » ou « Ceux qui ont la Foi » … etc … Et il y a bien du Caravage dans certains « Cyclistes », une des séries qui me fascinent le plus. Descente de Croix, Martyr des Saints, j’y vois même de la sculpture, du cinéma (Pasolini!). Tandis que d’autres sont des prières. Mais ces travaux dépassent bien sûr les influences picturales, ils respirent l’époque qui est la nôtre, celle qui les a inspirés et dont ils frémissent avec autant de force que d’humilité, d’allégresse silencieuse que de pathos discret. Ces grands moments sont les nôtres, ces dimanches aussi,
Dans la série du « Havre », par contre, personnes et personnages disparaissent ou ressemblent à ces petits sujets de plastic ou de plomb, immobilisés dans leurs attitudes et gestes arrêtés, dont les architectes « animent » leurs maquettes. Le béton d’Auguste Perret, la nuit, le ciel les gagnent et les dépassent comme les monuments romains, palais et basiliques, effacent en les engloutissant dans les strates de la ville les « Invisibles » gisants anonymes dans leurs linceuls de fortune. Magnifique cénotaphe d’après-guerre d’un côté, écrasants tombeaux antiques de l’autre. Laissant simplement échapper un bras nu, une main baguée de verroterie, un peu comme à PompeÏ. Ville morte même lorsque dans « Oggi Ti Amo » elle rutile de néon, tels les décors d’un film inachevé abandonnés aux intempéries de Cinecittà
Il reste les cendres noire et blanches de la mémoire au « 14 rue Montesquieu », entre Herculanum, toujours, et les noir et blanc d’Atget où seules bruissent les ombres fuyantes. Il reste les affectueux fantômes en couleur naïves des « Choses Même » au 12 de la même rue, qui sentent encore la lessive parfumée. Et on descend encore de quelques marches vers les fouilles d’un site archéologique, celui d’un quotidien révolu, avec « Zia Maggiore », ses parois décrépies aux tons de fresques prêtes à tomber en poussière comme dans « Fellini-Roma » … Il n’y a plus qu’à traverser pour rejoindre l’Île d’Arnold Böcklin aux cyprès de laquelle les peupliers de certain « Paysage » peuvent faire songer. Mais rien de funèbre dans cette nature déserte avant que seul le Ciel ne demeure. Cascades, falaises, bosquets ou nuages d’orage, je ne connais pas de paysages plus glorieux, sensuels, jubilatoires à habiter … Ne reste que les cieux!!!
Mais on peut poursuivre ce voyage Céleste en traversant avec audace le miroir des « Clairs-Obscurs » où tout s’inverse, jardin d’Eden sépia ou Palais de sanguine, lumières noires et ombres blanchies, la pierre brute devient albâtre et le lierre s’empourpre comme dans les rêves au « chaud-froid « poudré. Négatifs de chair glacée et transparente comme le verre des vitraux. Celui, monumental et subtil à la fois de la cathédrale de Strasbourg, avec son gigantesque Christ en apesanteur et majesté, ses fruits, feuilles et branches, tous composés de pixels infimes dont chacun est une image ou un visage familier, indistincts mais très présents. Nous sommes tous là un atome, une cellule dans l’Univers, comme tout l’Univers est contenu en chacun de nous !!!
C’est cette façon de représenter notre temps et notre monde qui me touche comme bien peu d’autres dans le travail de Véronique Ellena, embrassant à travers la photo plus-que-parfaite toutes les autres formes d’expression. Ombre et lumière, la joie qui n’existe pas sans la mélancolie, cette manière de suspendre l’impermanence des choses, entre memento mori, vanités et scènes de genre contemporaines. Aucune concession décorative à la mode, à l’époque. Juste le fond des choses, regardé en face avec lucidité et poésie.
Ainsi est-elle présente pour moi, ici et maintenant, aux instants importants du quotidien, ses images allant et venant, visibles ou invisibles, présentes ou absentes là où je vis et travaille, un cycliste comme un orant incitant à la méditation, la cascade pour mettre du coeur au ventre, un arbre pour le repos contemplatif, à sa place comme dans cette niche, le « tokonoma », où les japonais placent, dans les maisons traditionnelles, l’oeuvre d’art à laquelle, estampe, calligraphie ou céramique, ils tiennent le plus, car propice à la spiritualité. En l’honneur de leurs hôtes aussi.
J’espère que cela sera partagé par tous au long de cette « monstration » des oeuvres de Véronique Ellena en cet été 2018 au Musée Reattu qui les réunit, et auquel elles ressemblent parfois (Raspal, les poses figées de « l’Atelier » ou de la « Cuisine » avec ses artichauts qui pourraient venir de la Villa Medicis et ses « Petites Mains ») tout en le prolongeant de ce qui est en train de naître de cette évidente rencontre entre le Grand-Prieuré et Véronique, ici chez elle désormais .
CL
Catalogue ‘Véronique Ellena Rétrospective’, Musée Reattu, Arles
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