Paysage(s), Guillaume Lasserre, 2018
Paysage(s), l’étrange familier de Véronique Ellena
« Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l’ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c’est au grand désert d’Atala que je dois le petit désert d’Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n’ai pas, comme le colon américain, dépouillé l’Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n’y a pas un seul d’entre eux que je n’aie soigné de mes propres mains, que je n’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms comme mes enfants : c’est ma famille, je n’en ai pas d’autre, j’espère mourir auprès d’elle. » (François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre I, chapitre 1)
Il y a une sensation singulière à contempler les photographies de Véronique Ellena. La franchise qui se dégage des compositions simples aux sujets ordinaires, refusant le pathos et la brutalité, explique sans doute en partie cette émotion. Les paysages de l’artiste, réunis ici pour la première fois, ne disent pas autre chose. Eux aussi répondent à une composition simple, frontale, dépourvue de tout artifice, qui les inscrit dans la tradition d’un genre pictural codifié.
La photographe du quotidien
Thème récurrent dans la peinture, la représentation du paysage devient un genre à part entière dès la Renaissance notamment dans les écoles du nord de l’Europe et tout particulièrement dans les Flandres. De ses années d’études à l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre à Bruxelles, Véronique Ellena a gardé ce goût pour les sujets élémentaires issus de la vie quotidienne, cette « économie du simple » répondant à la frontalité de la composition. Comment ne pas reconnaitre dans La colline de Bugey les grands arbres désolés qui sont au centre des compositions du peintre hollandais du siècle d’or Jan Van Goyen (1596 – 1656) dont on retrouve le même ciel pluvieux chargé de nuages. Van Goyen était un grand observateur des détails de la vie quotidienne tout comme l’est Véronique Ellena dans ses photographies. Cette vision humaniste qui semble en harmonie avec l’homme et la nature définit un modèle pictural que l’on peut nommer « paysage naturaliste » dont la photographe propose une relecture.
Cette représentation de paysages ordinaires se retrouve au cours du XIXe siècle, chez Gustave Courbet ou encore chez Jean-Baptiste Camille Corot auquel le pas des ondes semble faire référence et dont l’illusion plastique est si parfaite que notre perception s’en trouve troublée. Est-on devant une photographie ? devant un tableau ? La Valleuse renvoie de façon presque inconsciente aux représentations de Claude Monet dont la maison du pêcheur propose l’exact point de vue que Véronique Ellena choisira naturellement plus d’un siècle plus tard.
En contemplant Falaise d’Etretat, c’est le romantisme allemand de Caspar David Friedrich (1774-1840) que la photographe semble convoquer tant l’homme, ici le spectateur, est placé face à la nature et sa dimension universelle, divine.
Les paysages de Véronique Ellena inscrits dans une telle filiation, trouvent naturellement leur place au sein de la Maison de Chateaubriand. Loin du tumulte que propose son environnement urbain actuel, la Vallée-aux-loups offre au promeneur un havre de quiétude, un lieu de ressource et de méditation tel que l’a pensé François-René de Chateaubriand (1768-1848), à la fois écrivain, poète, homme politique, voyageur et « citoyen » que ses descriptions de la nature et son analyse des sentiments du moi en ont fait un modèle pour la génération des écrivains romantiques.
Une inquiétante étrangeté
Il y a pourtant une dimension supplémentaire dans ces photographies, une dimension perceptible mais indéfinissable par le spectateur. S’il éprouve une sensation étrange c’est que ces paysages sont autant d’images à la fois familières et inconnues, provoquant un trouble qui renvoie sans doute à cette « inquiétante étrangeté » ou « étrange familier » que définie pas de e Sigmund Freud dans son essai de 1919 Das Unheimliche[1]. L’émotion ressentie se transforme alors en une forme angoissante qui renvoie à celle qu’éprouve le nouveau-né dont la survie dépend d’autrui. Ce trouble subi par le spectateur, c’est la manifestation de la crainte de la mort.
Dédiés à la contemplation, les paysages de Véronique Ellena, comme le domaine imaginé par Chateaubriand, inspirent par leur silence, leur beauté sublimée, une invisible spiritualité qui par le prisme de la méditation est propice à l’introspection. Car ces « spectacles extraordinaires [ces] puissantes manifestations de vie, une vie qui se déroule, qui pulse, qui existe éternellement[2] » renvoient inévitablement à la mort, inséparable composante du mystère de l’existence.
De l’autre côté du miroir : la traversée du silence
La magnificence de la vie célébrée par la force d’une nature immuable ramène l’homme à sa temporalité précaire et l’invite à méditer sur sa propre mort.
Les images en négatif extraites de Clairs-Obscurs, la dernière série de l’artiste, semblent nous projeter de l’autre côté d’un miroir dont Le passage en serait l’accès. Face à cette porte enchâssée dans une nature foisonnante qui semble peu à peu recouvrir toute intervention humaine, un nouveau monde, parallèle au notre, semble s’ouvrir et convoquer autant de fantômes issus de notre imaginaire. Ce grand Pin Sylvestre évanescent paraît tout droit sorti d’un autochrome des frères Lumière du début du XXè siècle. La grande nostalgie qui s’en dégage rappelle à nouveau l’immuabilité d’une nature ramenant inlassablement l’homme à son propre sort.
Les paysages de Véronique Ellena sont pluriels. Jusque-là figurés, ils deviennent mentaux. Posé sur le bureau de Chateaubriand, un petit format, symbole d’une intimité passée mais toujours fantasmée, laisse deviner la célèbre maitresse de l’auteur. Cette dernière image renvoie le visiteur à celle iconique de Madame Récamier telle que l’a transmise son contemporain le peintre Jacques-Louis David. En plaçant le portrait à l’arrière-plan, laissant le fameu divan éponyme déborder de la photographie, l’artiste procède à une mise en abyme, point de départ d’une recherche du disparu, de celui qui n’est plus, du fantôme de l’autre côté. Mais « qu’est-ce qu’un fantôme ? qu’est l’effectivité ou la présence d’un spectre, c’est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre ? [3]» ? Avec ce nouvel ensemble, Véronique Ellena propose une réponse toute personnelle aux interrogations du philosophe et ouvre une nouvelle dimension dans son travail où les mots mélancoliques de Chateaubriand résonnent : « La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs[4]. »
Guillaume Lasserre
[1] Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
[2] Entretien avec C. Trombadori in Natures mortes – Véronique Ellena, Edition La Villa Médicis, Académie de France à Rome, 2008.
[3] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 31
[4] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, collection Folio plus classiques n° 118, Paris, Gallimard, 2007, livre I chapitre I.
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