Les invisibles, entretien avec Mickael Szanto, 2011


Pourquoi vous êtes vous intéressée à la figure du sans-abri?
C’était à Rome, au printemps 2008. Il était six heures du matin, le soleil se levait à peine et je venais de faire une image du Forum. En tournant les talons pour quitter les lieux, j’ai VU, sur le seuil de l’église San Luca et Martino, serrée contre l’immense porte close, une forme allongée et vivante. C’était un homme. Il dormait, enroulé dans une couverture de la même couleur que la pierre. Cette apparition a été un vrai choc. La tristesse que provoquait le dénuement dans lequel se trouvait cette personne mêlé à la beauté qui se dégageait de la scène formaient un mélange précis mais antagoniste. J’ai alors fait ma première photographie de sans-abris. L’urgence, la nécessité, la mélancolie et l’impression fondamentale de toucher à une chose très profonde, m’ont poussée à faire cette image et à entrer dans ce monde à la fois si proche et si lointain des personnes sans logis.
Il faut dire que mon travail est centré depuis ses débuts, sur la place qu’occupe l’individu dans la société. Il questionne la façon dont les êtres parviennent, dans un environnement parfois socialement hostile, à préserver leur individualité, leur beauté et leur humanité. ( « les Dimanches », 1996, « Les grands moments de la vie », 1998 ). Les sans-abris en sont la représentation ultime.
On pose souvent sur eux un regard chargé de préjugés. J’ai une grande empathie envers celui qui est à la marge ou différent ou seul. Je le comprends intimement, même si je ne vis pas sa vie. De toute façon, en photographiant les sans-logis, et même plus généralement dans tous les portraits, ce qui m’intéresse est ce qui nous rapproche, pas ce qui nous sépare.
Parler des sans-abris est donc un sujet qui me tient à cœur et qui me paraît incontournable tant d’un point de vue politique et artistique, que social et humain
Peut-on photographier la misère  et la douleur?
Oui, si les images sont réalisées avec égard et pudeur, sans voyeurisme, sans désir de faire du sensationnel, mais avec la certitude qu’elles sont nécessaires.
En ce qui concerne la beauté de mes images, la misère deviendrait-elle licite dés lors que les photographies sont issues de reportages-choc qui rendraient donc la souffrance et la douleur regardables ?
Par ailleurs, la beauté émane de mes modèles eux-même, loin des élégances apprêtées et des sentiers battus. 
Il s’agit ici de regarder ce qui ne se regarde pas, ce qui est insoutenable, mais il s’agit de le faire sans pathos ni fascination morbide. Dans mes images pas de « maltraitance visuelle ».
Les sans-abris ont le droit d’être représentés « en majesté » et que leur image soit transcendée.
Comment travaillez vous ?
Je travaille avec une chambre de grand format 4X5.
Mes temps de pose sont très longs. Ce temps suspendu crée l’image.
Dans ces moments-là, quelque chose s’incarne. Les sujets photographiés prennent leur place dans un champ plus vaste que celui de l’image documentaire. Qu’ils soient endormis ou bien éveillés, ils semblent se charger d’un mystère et se transformer en icônes.
Pourquoi les images sont-elles réalisées à l’aube ?
L’aube est un moment très particulier, autant pour la qualité physique de sa lumière que pour sa puissance d’évocation symbolique.
Le silence est, à ce moment-là, un élément essentiel. A l’aube tout est là, limpide, calme et neuf et l’on voit alors ce qui est caché.
La lumière est bleutée transparente et douce. Elle est pleine de nuances et enveloppe le dormeur .
Pour le sans-abri, ce temps est aussi celui de la fin des peurs de la nuit, celui du songe et du repos. L’individu est en état de béatitude et extrêmement vulnérable. Enroulé dans sa couverture, le corps couché du sans abri, évoque comme dans la description de la « Ninfa Moderna » de G. Didi-Huberman, à la fois un linceul, le Saint-Suaire et un drapé antique.
Didi-Huberman parle de l’« inquiétante étrangeté » de ce drapé et de son « arrière-ressemblance où tous les temps soudain se mettent à danser ensemble »
Les hommes, leurs douleurs comme leur bonheurs sont intemporels, et les artistes recueillent depuis toujours leurs émotions.
Pourquoi donnez-vous tant de place à l’architecture ?
Je souhaite que face aux images, le spectateur soit, dans un premier temps, séduit, qu’il ignore le but de la photographie.
Celui qui regarde doit penser que la finalité de l’image est le lieu photographié, la découverte du sans-abri endormi ne se faisant que dans un second temps.Pour cela, je donne à voir des lieux d’une sublime beauté, lourdement chargés de sens (souvent des églises) mais qui sont en réalité le territoire, le cadre de vie de cette population.Je souhaite aussi que l’image soit un écho à ce qu’est le sans-abri.
Elle recèle toute une série d’indices en relation avec la déchéance de l’individu. (portes fermées, murs écaillés..) L’individu lui-même est un gisant, une statue tombée de son piédestal.
Cela renvoie à ce qu’il est dans la société : minuscule.
Pourquoi les églises ?
Ce n’est pas moi qui cherche à photographier les églises, ce sont les sans-abris qui se trouvent sur le seuil de ces édifices, sans doute parce qu’ils n’en sont pas chassés. Les prêtres les connaissent, voire les aident. Les personnes qui fréquentent les églises nouent une relation privilégiée avec eux.
Le sans-logis se sent protégé par l’église. De manière consciente, mais aussi de manière inconsciente.
Dans l’image de San Agostino à Genes, le sans-abri est caché sous l’escalier. Cette photographie m’évoque l’histoire Saint Alessio qui après avoir distribué aux pauvres tout son argent, devient mendiant pendant dix-sept ans et revient dans sa ville natale où il vit sans être identifié pendant dix-sept autres années, caché sous l’escalier de la maison paternelle. Il lui faudra mourir pour qu’on le reconnaisse.
Quelle expérience humaine retirez vous de ce travail ?
Les personnes qui vivent dans la rue m’ont surprise et beaucoup apporté. En nous côtoyant nous avons dû dépasser nos idées reçues et repousser notre peur de l’autre. J’ai trouvé de la beauté et de l’élégance là où il me semblait improbable d’en trouver.
J’ai rencontré parmi eux des êtres libres et indomptables. Néanmoins, pour beaucoup de gens la rue n’est pas un choix, loin de là ! Pourtant ils continuent à vivre, le plus dignement possible. C’est alors une leçon sur la force vitale qu’on reçoit.
Quelles sont les suites ?
Je souhaite continuer mon travail et passer plus de temps auprès des personnes sans-abris, afin de réaliser des portraits plus intimes, dans lesquels ils s’impliqueraient plus.
Je souhaite également photographier les macrocosmes qu’ils créent le temps d’une journée pour faire l’aumône ainsi que les objets qui leur restent, auxquels ils tiennent et qui leur sont précieux.

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